Le carburant des systèmes d’IA, ce sont les données dont ils se nourrissent. Et ils en ont besoin de beaucoup. Mais « beaucoup » ne suffit pas. Un peu comme une matière première, une donnée nécessite ensuite ce que l’on pourrait appeler un processus de raffinage. Or, les organisations agricoles ont acquis un indéniable savoir-faire dans ce processus de collecte et d’assimilation.
En arpentant les élevages depuis des décennies, certes en première intention afin de répondre aux besoins des éleveurs, les conseillers en élevage ont collecté une gigantesque masse d’informations et peut-être bâti sans le savoir un véritable trésor vers lequel se tournent désormais bien des regards. Zootechnie, production laitière, environnement, génomique, etc, on ne compte plus les sources de savoir et de données qui, face au grand accélérateur numérique, sont devenues une ressource à part entière ainsi qu’un nouveau domaine de compétence.
« Il existe une maturité indéniable du réseau coopératif d’élevage à cet égard, une avance même sur certains secteurs de l’industrie, reconnait Faycal Rezgui, directeur et co-fondateur d’Araïko (anciennement Cynapps), entreprise spécialisée dans l’expertise et les solutions d’IA. L’enjeu est de savoir ensuite les transformer ». Le spécialiste estime néanmoins que le monde de l’élevage n’aurait pas encore pris conscience de l’extraordinaire potentiel des solutions d’IA susceptible d’éclore à son avantage.
Simple question de rythme sans doute. Dans l’univers du conseil et services en élevage, l’approche des problématiques reste très structurée et s’inscrit traditionnellement dans un cycle complet de collecte de la donnée, d’analyse et de restitution des résultats. « C’est bien d’analyser des données, c’est bien de créer des modèles mais encore faut-il, in fine, les partager avec les conseillers », explique Vincent Lefer, datascientist et responsable du Datalab d’Eliance, fédération du conseil et service en élevage. De fait, dans le secteur de l’élevage, la percolation de la donnée vers des usages opérationnels fonctionne. Les méthodes sont d’ailleurs validées par des groupes d’experts au sein de la fédération Eliance, qui sont des professionnels de terrain, au contact des éleveurs.
Grâce par exemple au « DataHUB 360°® », plateforme d’échanges de données à haut débit dédiée aux producteurs de lait équipés d’automates, robots de traite et autres capteurs, les éleveurs laitiers collectent les données de leur élevage quasiment en temps réel mais aussi les exportent vers les entreprises de conseil qui les valorisent en retour à des fins d’expertise pour le pilotage du troupeau. C’est sans compter aussi sur la donnée génomique, socle désormais d’une large part de la sélection animale, régulièrement mobilisée notamment par des chercheurs en génétique moléculaire ou quantitative.
Si l’organisation de la chaine de valeur et sa répartition entre acteurs reste un sujet, on peut dire néanmoins aujourd’hui que l’élevage des ruminants a pleinement réussi sa révolution connectée, et est parvenu à mettre sur les rails nombres de solutions d’accompagnement technologique pour les éleveurs. L’enjeu s’est aujourd’hui plutôt déplacé vers la collecte des données de masse ainsi produite, leur stockage et leur circulation. Cette collecte est non seulement massive mais reste également hétérogène et éparpillée souvent entre plusieurs acteurs dont l’intérêt serait peut-être de mieux s’identifier mutuellement afin de partager cette ressource. Plusieurs projets partenariaux ont été lancés afin d’extraire ces données de leur silo métier où, laissées à l’état brut, elles ne prendraient de toute façon aucune valeur.
Une matière instable à contrôler
La maîtrise de leur agrégation et la stricte définition des applications et des besoins auxquels ces données sont vouées est un enjeu en soi. L’IA n’est pas magique, elle n’apparaît pas spontanément à la faveur de la masse des données stockées et circulantes. Il y a au préalable plusieurs approches possibles à opérer pour définir des modèles statistiques opérant, puis il faut ensuite vérifier leur validité. C’est un travail scientifique et mathématique de fond, celui des « datascientists » que l’on appelait il y a peu encore des biostatisticiens. Ces spécialistes dont la mission est de faire parler et de rendre cohérentes ces données utilisent d’ailleurs des logiciels d’IA comme assistant afin de pouvoir classer, annoter ces mêmes données dont la masse est désormais telle qu’elles échappent aux capacités d’appréhension humaines, qu’elles ne rentrent même plus dans le temps disponible sur le cadran des jours, et dont seules donc les technologies numériques d’apprentissage peuvent faire leur affaire dans des délais raisonnables.
L’agriculture et l’élevage ont-ils réellement saisi aujourd’hui toutes les opportunités de développement offertes par l’intelligence artificielle ? Certains spécialistes pensent que l’essentiel du développement est encore devant. « Mais l’IA n’est pas une fin en soi. Ce qui est surtout important, tempère Faycal Rezgui, c’est de savoir quels sont les projets identifiables dans les métiers, à forte valeur ajoutée et susceptible de rendre service. C’est la meilleure des questions. Car la grosse difficulté de l’IA, c’est de passer à la solution industrialisée qui tourne au quotidien. Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs font des machines à ’’poke’’ dont rien de sort. Le facteur clef de réussite d’un projet d’IA, il n’est pas technologique, il est humain ».
Et encore… Si l’utilisateur est bien la finalité, tout n’est pas encore dit. « Ce qui est possible techniquement ne l’est pas nécessairement économiquement, souligne Vincent Lefer. Un éleveur a un budget limité. Ce qui est possible techniquement peut ne peut pas être souhaitable non plus sur le plan environnemental. Les usages numériques équivalent aujourd’hui à 4% des émissions mondiales de carbone, soit l’équivalent de tous les poids lourds en circulation ! Alphago le programme informatique capable de jouer au jeu de go à une puissance d’1 mégawatt, comparée à celle du cerveau humain de… 20 watts. L ’IA sera tôt ou tard confrontée au mur de la ressource minière. La question de la frugalité numérique se pose aussi d’ores-et-déjà »…