Et si l’éleveur utilisait aussi ses oreilles ?

Il n’y a pas que la biologie pour percer les secrets des animaux. Trop souvent oubliée, cette vibration d’ordre mécanique qu’on appelle le son revêt un intérêt certain dès lors qu’il est possible d’en établir des registres interprétables. Grâce à l’intelligence artificielle, des chercheurs épient les bruits émis par des animaux afin d’en extraire des informations sur leur bien-être ou leur santé car, comme les humains, leurs signaux sont signifiants selon qu’ils soient apeurés ou malades. Traduits en modèles d’écoute, couplés ou non à de l’image, ces signaux pourraient être d’une aide précieuse.

Le son, lui aussi, est une donnée susceptible d’alimenter des modèles d’intelligence artificielle. Imaginons par exemple des micros capables, dans une stabulation, ou équipant un collier détecteur, d’identifier des sons qui soient autant d’informations sur des anomalies de santé, de comportement, de sécurité… Le son a un atout immédiat, il est omnidirectionnel et peut donc rendre compte de signaux que les angles morts d’une image ôtent au regard. Couplé à de l’intelligence artificielle, ces données sonores peuvent, en effet, être qualifiées au-delà du simple classement de fréquence (pic d’amplitude correspondant à un événement), le « machine learning » contribuant à faire émerger des récurrences acoustiques signifiantes qui prennent également en compte des contextes et des situations.

L’utilisation et le traitement numériques du signal bioacoustique émis par les animaux a été exploré pour la première fois par un écologue britannique, Dan Stowell, en travaillant notamment sur les chants d’oiseaux, qui sont des systèmes de langage complexes et typiques. Mais l’oiseau qui peuple l’espace à l’abri des frondaisons a aussi cette caractéristique de n’être saisissable, la plupart du temps, que par le son. Or, c’est bien là l’idée sur laquelle le développement des solutions de monitoring sonore : « Comment utiliser des données audios en agronomie, en particulier sur des choses très difficiles à capter par l’image ? », confirme Victoria Potdevin, responsable de l’équipe Data Science à Adventiel, entreprise de service numérique à visée agricole. Longtemps délaissée au profit de l’analyse d’image, la brique technologique acoustique semble aujourd’hui mâture, en tous cas « à la croisée de toutes les attentes », estime la spécialiste, même si l’on n’en est pas encore au stade du produit commercialisable.

Ces applications apparaissent en tout cas intéressantes chez les ruminants pour la détection des maladies respiratoires dont les symptômes, comme la toux ou les éternuements, peuvent être fugaces ou s’exprimer souvent la nuit (comme chez les humains !). Non détectés précocement, les troubles respiratoires dans les élevages peuvent avoir un impact sanitaire et donc économique non négligeable. Au-delà de la primo détection, des modèles d’IA enrichis des deux sources d’acquisition que constituent le son et l’image, sont potentiellement intéressants pour la surveillance ou la comparaison des réponses aux traitements administrés par le vétérinaire, voire au-delà pour dégager des modèles épidémiologiques plus vastes.

« Mon objectif est d’identifier, de construire et d’adapter des méthodes d’intelligence artificielle complémentaires qui permettent de prédire la dynamique des maladies respiratoires des jeunes bovins mais également de pouvoir faire correspondre des données de type différent comme les données sonores et les données d’imagerie », explique le doctorant Loïc Eyango dans ses intentions de thèse (thèse Cifre « Innover pour la santé animale au travers de l’intelligence artificielle à finalité prédictible » – INSATIABLE – Oniris, Inrae et Adventiel). Les sources ici mobilisables sont des échographies pulmonaires (ultrasons), des images de vidéosurveillance, de sons provenant de l’intérieur des poumons, des sons d’ambiance, mais aussi des données de température, d’humidité et de CO².

Langage et éthologie explorés par l’IA

Mais, comme tout modèle construit sur la base d’une exploitation des données accumulées, ici des événements sonores, il faut d’abord en passer par une annotation et une classification des scènes et des événements acoustiques, une entreprise très chronophage pour l’individu prêtant son oreille à l’exercice. Ceci est d’ailleurs un enjeu technique en soi. Pour construire un outil il faut des outils, pour faire de l’IA, il faut de l’IA. Les ingénieurs travaillent donc à l’élaboration de modèles d’IA pouvant écouter à leur place. « L’écoute d’un lot de poulets afin de trier et d’obtenir des clusters de sons proches – ronronnements positifs, caquètements positifs, cris d’alerte, cris d’appel, etc. – cela prend 45 jours ! », résume Léane Gernigon, datascientist à Adventiel. D’autant que les lots d’animaux écoutés doivent l’être aussi sur de la longue durée. Or, la finesse d’annotation, qui peut en outre mobiliser des compétences d’éthologue ou de conseillers travaillant en élevage, est importante. Elle peut conditionner la future finesse d’usage du système. Une culture du son en élevage va ainsi peut-être se développer dans les années à venir, à usage scientifique, puis technique, et pour finir à usage d’élevage proprement dit, ce qui permettrait d’asseoir encore davantage le bien-être des animaux.

La qualité du travail sur les bases de données sonores est d’autant plus sensible s’agissant de modèles d’approche de la santé des animaux. La sophistication des modèles d’IA ne doit pas laisser perdre de vue leur propre explicabilité : « L’explicabilité du modèle, c’est le fait de conserver une compréhension de la décision de l’algorithme, explique Victoria Potdevin. Le modèle voit-il la bonne info ? Un vétérinaire, lui, a en effet besoin d’une explicabilité forte. Ce qui souligne une fois de plus la nécessité de la qualité du travail en amont afin de réduire le risque de biais ». C’est pourquoi en réalité, parallèlement au deep learning, les modèles simples, moins gourmands en données, et donc moins gourmand en environnement de stockage, continuent aujourd’hui de fonctionner aux côtés de leurs homologues dits « intelligents ».

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