Anne-Cécile Suzanne aime bien poser assise dans ses champs, aux pieds de ses vaches paisibles, non loin de sa bâtisse percheronne aux enduits sableux surmontés de tuiles rousses. C’est là qu’on l’y voit parfois, sur les réseaux sociaux notamment, raconter posément devant micro et objectif son parcours et son engagement pour l’élevage. Anne-Cécile Suzanne constitue une voie singulière dans le concert médiatique qui depuis quelques années accompagne la crise de la profession agricole, amplifié notamment en 2024 par les manifestations autour du salon de l’agriculture et les blocages d’autoroute. Dans le jargon journalistique, Anne-Cécile Suzanne est ce qu’on appelle de façon un peu abrupte et techniquement intéressée « un bon client » : un raisonnement sûr servi par un verbe relatif et nuancé, une douceur à l’image et une rhétorique bienveillante qui font de cette jeune femme un interlocuteur tout terrain ou plutôt « tout plateau ». Anne-Cécile Suzanne et beaucoup d’autres de sa génération incarnent ainsi une agriculture débarrassée des réflexes de protection par le silence et à laquelle l’exposition et la prise de parole ne font plus peur.
BFM TV, France 5, Le Figaro, Le Monde, Europe 1, France Culture,… la jeune femme dit avoir goûté un temps à cet emballement, elle qui n’a pas été loin de se définir comme une lanceuse d’alerte. Anne-Cécile Suzanne n’a rien pourtant d’un pur produit de la com et des certitudes parisiennes. Son engagement pour la société et l’économie paysanne, elle le tient surtout d’une intimité toute filiale avec le monde de l’élevage : étudiante à Boston (Etats-Unis) lorsque son père, éleveur à Mauves-sur-Huisne, dans l’Orne, tombe gravement malade, puis décède, elle ne se résout pas, fille unique, à voir disparaître l’exploitation. Imprégnée des champs et des animaux, du regard aussi que son père lui a légué sur l’être et les choses, elle ne se voit pas rompre avec cet univers et se lance dans la construction d’une vie en équilibre entre ses collines et la capitale, une aventure ainsi que la construction d’un engagement qu’elle racontera dans un livre, Les sillons que l’on trace (Fayard). « Ce livre, je ne l’ai pas écrit pour parler de moi précise-t-elle néanmoins, mais d’abord pour faire passer des messages au travers de mon exemple et participer au renouvellement de l’image que le grand public a de l’agriculture ».
Un engagement qui tient aussi d’un choc des mondes initial comme elle le raconte elle-même par ailleurs dans un entretien à Back to Earth, la chaîne du mouvement associatif Retour à la terre. « En même temps que je reprenais l’exploitation de mon père, j’étais reçue à Science-Po et cela a été une expérience marquante parce que d’un côté j’intégrais ce monde parisien assez élitiste avec des jeunes bien éduqués et cultivés capables de réciter leur littérature à table le midi, et de l’autre cette ferme dont je découvrais la dureté du métier et où j’avais du mal, y compris financièrement, explique-t-elle. A Paris, je voyais bien qu’ils ne comprenaient pas grand-chose à l’agriculture même si leurs préjugés leur donnaient l’illusion du contraire. Je me suis dit que je ne pouvais pas laisser ces deux mondes ne pas se comprendre d’autant qu’il y avait des enjeux fondamentaux d’alimentation, de préservation de l‘environnement, de développement économique des zones rurales… C’est comme ça que je me suis engagée. »
Depuis, Anne-Cécile Suzanne s’est frottée à d’autres rugosités, celle de la politique, de la gestion des coopératives locales. Aujourd’hui, par ailleurs consultante en stratégie agroalimentaire, elle partage toujours ses semaines entre sa ferme percheronne et Paris à coup d’autoroute A11 et de départementales ornaises. Médiatiquement, elle s’expose moins. Elle publie toujours des tribunes, un exercice qu’elle juge d’ailleurs de plus en plus difficile. « La qualité d’écoute des médias s’est dégradée », juge-t’elle. Un symptôme peut-être de ce contre quoi elle lutte, à savoir ce paradoxe d’une agriculture dont on sait bien qu’elle n’a d’autres choix que de s’inscrire dans l’environnement et la société mais que le monde politique et les citoyens eux-mêmes peinent à écouter et comprendre. Le blocage est certainement profondément structurel. Pour Anne-Cécile, il ne s’agit pas de faire la révolution mais il faut changer de modèle de pensée. Ce dont rêve surtout la jeune femme, c’est un monde où l’agriculture et l’élevage, protégés de la libéralisation à outrance et des tropismes de marché, prospéreraient sur la base de modèles garantissant des revenus aux éleveurs, une alimentation sécurisée et à son juste prix aux consommateurs, et surtout au-delà même de la nécessaire réorganisation technico-commerciale des filières sur des territoires donnés, une forme de retour au consensus social et général où l’on ne parlerait plus de choc des mondes. « Nous vivons une période de transition passionnante où les anciens équilibres ne tiennent plus, écrit-elle dans son livre. Ces derniers sont allés au bout de leur logique. De nouvelles dynamiques se dessinent. Mon combat dans tout cela est que l’agriculteur ne soit pas le dernier à en profiter. Je ne le fais pas pour lui je le fais pour nous. Nous, citoyens qui avons besoin des agriculteurs pour manger, vivre. Je le fais pour l’environnement car toute nouvelle prairie labourée par l’abandon d’un élevage est un drame. Je le fais pour ces entreprises qui si elles ne pensent pas le long terme, ne parviendront pas à survivre au temps qui viennent mais je le fais aussi pour moi. Je le fais car je n’envisage pas mon pays sans ses prés qui nous nourrissent. Je n’imagine pas une ferme ; je n’imagine pas ma ferme sans ses animaux qui la font respirer au lever du soleil comme au soleil couchant, au rythme des saisons ».
Anne-Cécile Suzanne dans son élevage de blondes d’Aquitaine à Mauves-sur-Huisne dans le Perche. Photo Alexis Dufumier©
